Chap II

dimanche 15 mars 2009, par Blackout

II
La bouse de yack :
De la famille des bovidés, le yack est un herbivore. Son système digestif est àdouble circuit et permet donc àun même aliment de faire deux repas. Les ruminants, tel que leur nom l’indique « ruminent  ». Ils font repasser de leur estomac dans leur bouche de petites portions de nourriture qu’ils remâchent avec soin. Une fois parvenu àla consistance d’une bouillie, l’aliment continue son parcours pour subir l’action des sucs gastriques. Leurs défécations sont importantes et peu consistantes voire liquides. Séchées, elles sont utilisées par les éleveurs tibétains comme combustible.
Je vous assure que j’aurais amplement préféré qu’elle soit sèche cette saleté de bouse. Au lieu de ça, j’ai les deux tiers de la face enfoncée dans un gros tas de merde toute fraîche. Et encore chaude.
C’est… immonde…
Je me suis jeté en avant pour éviter un large morceau de tôle ondulée et, sans autre recours possible, j’ai plongé là-dedans la tête la première, droit devant.
Je déteste la bouse de yack.
Elle sent encore plus fort que celle des vaches de nos contrées, et pourtant, je ne sais pas moi… ils bouffent la même saloperie d’herbe !
Je retire du bout de mes doigts le petit reste de bouse qui m’encombre le coin de l’œil droit et l’épaisseur flasque encore collée àma joue.
Beua… C’est une infection.
Bref… reprenons-nous. Et focalisons sur le mystérieux envol - peu probable - du gros badaud de Sacha…
Je me pose sur mes fesses pour réfléchir un court instant... Court seulement car je dois bientôt sortir donner au reste du troupeau sa pitance quotidienne.
Est-ce que je me risque àtenir au courant les époux Bourru de la disparition de leur mascotte adorée ?... Adulée même ?
Non… je ne vois même pas pourquoi je me pose la question. Ils n’auront vent de l’affaire qu’en dernier lieu, il faut tout d’abord que je mène ma petite enquête…
Allons en priorité vérifier si ceux qui ont enlevé Sacha ne l’ont pas déposé àproximité… Il est lourd ce pataud-là... Ses ravisseurs n’ont certainement pas pu le transporter bien loin… En plus, il ne me semble pas avoir entendu d’appareil motorisé, comme un hélico, ou une grue… Enfin… le minimum requis pour déplacer un poids aussi conséquent… Et puis, de toutes les manières, avec le temps de chiotte qu’il fait, je me demande bien comment ils ont pu procéder…
Merde ! Ils ont été discrets les salopiaux ! Peut-être ont-ils utilisé un hélico furtif ?...
Non… ce ne peut pas être l’armée tout de même…
Je vais tourner parano.
Un coup de manche sur le visage et je me relève d’un geste. Je sors de la grange - il flotte encore - et je m’emploie àrefermer àdouble tour les battants de la porte d’entrée. Je suis un peu speedé mais tant mieux, je n’en serai que plus efficace.
Cette fois-ci, je vérifie que tout est bien bouclé, àtrois reprises, et je prends le chemin des cuisines…
Je longe la bâtisse pour éviter de me tremper de trop, et je me surprends àsuivre quasi instinctivement une ombre… bizarre… Une tâche informe apparue subitement sur le mur de pierre... Elle se déplace assez vite et me paraît grossir… Oui. Elle est de plus en plus grande… Ce doit être un oiseau ou un avion… en approche… dans mon dos… je me retourne ou pas ?… heu… j’ai un drôle de pressentiment…
Ma curiosité me perdra.
Je me retourne.
Houa ! Mais qu’est-ce que c’était ! Une chose vient de me passer juste au dessus de la tête ! Une chose gigantesque ! Je n’ai aucune idée de la nature du bestiau mais c’est parti aussi vite que c’est venu… Dingue !... tout ce dont je suis sà»r c’est qu’il s’agissait d’une sorte de volatile dans les tons marron tourbe d’au moins quatre mètres d’envergure, et que cet ovni dégage sur son passage une effluve pestilentielle… C’est dingue ! tout ce qui m’arrive aujourd’hui… Je pense que si j’étais un minimum lettré j’en écrirai un bouquin et je me ferai un pognon dingue en revendant les droits pour la télé ! Merde ! Il n’y a pas de vautour dans nos régions ! et puis, ce n’était sà»rement pas un vautour, c’était plus un animal chimère, un monstre !
Attends… Vers où se dirigeait-il ?
Vers l’ouest. Oui. Vers l’ouest. Vers les pâturages !... Il faut que j’accélère le pas, j’espère que cette monstruosité n’est pas carnivore, parce que le troupeau risque d’en pâtir sévère ! Allez, magne-toi le train ! Ha… c’est pas toujours pratique de courir avec des cuissardes, et j’vois rien avec cette pluie cinglante ! Elle me fouette la tronche !
Ça glisse, ça glisse, ce sentier est une vraie pataugeoire !...
Je suis bientôt arrivé…
Bientôt…
J’y suis. Je repère le second mâle, Serge, encore plus moche que Sacha, et plus laid que d’habitude car détrempé comme un… comme un… comme un yack resté sous des trombes d’eau pendant des lustres.
Les femelles sont là, àses côtés, et j’commence àles compter :
Deux… quatre… six… sept… deux, quatre, six, sept… Mais… où est passée la dernière ? Où est-elle ? C’est pas le moment de jouer àcache-cache… où t’es-tu planquée satanée vache ?...
Elle a dà» s’isoler derrière le bosquet, là-bas…
Je fais le tour.
Ouais… Je t’ai repéré !... ça soulage… Par contre… petite… tu ne m’as pas l’air dans ton assiette… Attends-moi… Je viens voir ce que tu nous couves…
D’abord, laquelle est-ce ?
Brigitte… Ouais, c’est Brigitte…
Ma petite, il va falloir que tu finisses par comprendre que tu fais partie d’une espèce de bovidé dénommé « yack  », et que tu n’es pas une autruche, qu’est-ce que tu fabriques dans cette position grotesque ? ton arrière-train relevé, tes pattes écartées et ton museau planté dans l’herbe…
Brigitte ! Ho ho ! Brigitte ! relève-toi ! viens voir Papa !
C’est qu’elle ne bouge pas d’un poil cette conne ! D’habitude… les femelles montrent de légères réactions lorsqu’on pousse une gueulante… Bon, on ne peut pas dire qu’elles répondent àleur nom, loin de là, mais pour elle, la voix humaine est synonyme de compléments alimentaires appétissants et cela suffit largement àleur faire tourner la tête…
Elle m’inquiète… Je vais me rapprocher.
Brigitte ! Ho ho ! Brigitte !
Il ne faut pas non plus… que je m’en approche de trop… Elle ne m’a jamais posé de problème, mais il faut toujours se méfier des réactions que peuvent avoir les animaux blessés ou en mauvaise santé… Je me souviens d’une fois où, dans un bois, j’avais découvert gisant àterre un petit oiseau, tout mimi, tout jeune, qui avait dà» tomber de son nid. Etant moi-même tout jeune, je me suis naïvement baissé pour le ramasser. Et bien - croyez-le ou pas - cet oisillon, alors que je m’apprêtais àle saisir, m’a planté son bec acéré dans la main ! et j’ai dà» le broyer entre mes doigts pour qu’il arrête de me piquer.
Bref, je vais rester àbonne distance et prendre un long bâton pour la taquiner.
Brigitte ! Ho ho ! Brigitte !
Non, décidément, elle n’a pas l’air de vouloir bouger… Je vais enfoncer la pointe du bâton un peu plus profondément dans sa fourrure et atteindre le cuir… elle va bien finir par réagir…
Allez…
Et non… je me rapproche encore… de la main, je la pousse délicatement… mais sa chair inanimée me semble toute raide… On dirait une de ces statues grecques de l’olympe en version trente millions d’amis, une athlète quadrupède en manteau de vison sur le point de prendre le départ d’un cent mètres haie.
J’insiste… et la pousse ànouveau, juste un peu plus virilement… Ha… là, je crois… qu’elle perd l’équilibre… et dans la boue, elle s’écroule lourdement. Ma foi bel et bien trépassée…
Je suis mal… Je suis vraiment dans une mouise noire. Deux bêtes disparues dans la même journée, dont une qui pour sà»r est morte ! Je crois que je vais prendre mes jambes àmon cou et déguerpir loin, très loin d’ici, au Mexique té ! Il y fait chaud, on y boit des margaritas et il y a plein de señoritas… Je n’ai plus qu’àprendre une bonne mappe monde et àregarder où ce paradis se situe exactement !
Non… Gardons les pieds sur terre… Il faut que j’assume, je n’y suis pour rien, je n’ai fait que découvrir le corps… J’oublie pour l’instant le premier des deux mystères et je vais aviser Monsieur Bourru de la mort de Brigitte… Son moment était assurément venu, oui, je ne vois pas en quoi cela me concerne, je n’ai rien àme reprocher, je m’en suis toujours très bien occupé, aussi bien que tous les autres membres du troupeau…
Ouf…
Il ne faut pas pour autant que j’oublie de respirer…
Reprends ton calme et n’oublie pas ton souffle…
« Hey gamin ! Qu’est-ce qu’il t’arrive ? T’as une bête malade ?  »
Tiens ! C’est vrai que je suis aux limites des terres des Bourrus. J’ai presque les pieds chez le Lucien !
« T’inquiète Lucien ! Tout vas bien ! C’est juste Brigitte qui nous fait son petit caprice !
- D’accord gamin ! Alors passe une bonne fin d’après-midi ! Ha ! Ha ha ! Ha !...  »
Ouais… c’est pas gagné… Je fais un coucou d’au revoir au vieux Lulu et je me retourne vers la scène du drame.
Ça batifole. Enfin, autant qu’un troupeau de yack peut batifoler... Et en dehors de Brigitte, le reste du groupe est visiblement en pleine forme…
Bon. Je me jette àl’eau - comme si je n’étais pas suffisamment humide - et je me dirige vers la ferme.
« Splash Splash  » Fit la boue.
La cuisine est éteinte, nulle trace de Madame. Elle a pourtant pour coutume de s’occuper de la vaisselle immédiatement après les repas...
Et cet après-midi, l’évier dégorge de plats, d’assiettes, de couverts… le tout plongé dans de l’eau vaporeuse… Le produit récurant renversé, et l’éponge, couverte de mousse, toute prête àêtre utilisée, me donnent l’impression d’une activité ménagère coupée court.
Un bruit m’interpelle… Une sorte de saccade rythmée, assortie de grincement, ponctuée de couinement, un bruit qui en ces lieux… m’apparaît totalement inédit.
Je me questionne un instant et… une sale image me revient en tête.
Celle du vieux couple de pervers en pleine copulation.
Je fais un tour d’horizon.
Un fin trait de lumière s’étale au-dessous du rideau de la remise. Madame Bourru doit y être, cela tombe parfaitement bien, elle est plus compréhensive et beaucoup moins bilieuse que son mari. Ça me servira de première approche, pour tâter le terrain.
Je tire le pan de rideau.
« Madame Bou…  » Varices et vergetures àl’air, jupe aux chevilles, plis sur plis, bourrelets sur bourrelets. Son vieux croulant de mari dans son dos, occupé àlui faire son affaire. « â€¦ DU CON ! Excusez-moi ! Je ne voulais pas !
- Vain Dieu ! P’tit ! S’affola m’sieur. Satire !... Arrête donc de nous reluquer !... Et referme c’rideau !  »
Je vais vomir… Je vais… vomir… La garbure panachée de gnole me parcoure la tuyauterie. Un peu de concentration… je retiens le mélange détonnant àl’intérieur.
Je le retiens… je ne suis pas près de vomir, pas ici, pas maintenant.
Et je pense… ne pas être près, non plus, d’oublier cette scène horrifiante, marquée au fer rouge de surprise, de gêne, de dégoà»tantes remontés gastriques et d’abominables visions…
Qu’est-ce que je fais àprésent ? Je suis bien avancé… Je reste là ?
J’en ai pas envie...
Cela va m’obliger à… réfléchir.
J’commence mes habituels cent pas.
Les décrépits s’en donnent àcÅ“ur joie ! J’sais pas ce que les vioques ont pris, mais ça fait son effet ! Et ils semblent accélérer le mouvement !...
J’arrive dans un coin de la pièce. Je fais demi-tour.
Ils piquent une pointe àdeux cents oscillations/minute et le parquet en craque, en grince, en crisse…
J’arrive àl’autre bout de la pièce. Je fais demi-tour.
La vieille couine. Vas-y qu’elle jure… Vas-y qu’elle jure… Elle en veut !
« Ho qu’la gaulle est costaude c’te jour ! Dis ! Ho ! Oui ! Tu n’as pas terminé d’y aller là ?! Vas-y ! Mais vas-y ! Remets-làmoi !  »
Je n’aurais jamais cru que les tripes de cette mamie - bonhomie incarnée - recelaient une telle dose d’obscénités !...
J’en ai un frisson dans le bas du dos.
Je m’arrête. Ils vont bien finir « D’y aller là !...  » àun moment ou àun autre !... Je vais pas retourner dehors et fuir ! ce serait ridicule… Non, je prends mon mal en patience… et j’attends.
Punaise… Le plancher en vibre ! Dingue ! On dirait un tremblement de terre… Si je ne savais pas ce qu’il se tramait exactement dans ce cellier - antre de perversion… je suis persuadé que je prendrais ça pour un séisme - ho ! arrête de te remémorer cette scène d’épouvante ! c’est vraiment trop crade ! ou alors… ou alors je pourrais me dire qu’il s’agit d’une charge de yacks…
Oui. Tout bien réfléchi… ça ressemble àsi méprendre àune charge de yacks… Et le grondement, par ailleurs… s’amplifie.
Je vais àtout hasard jeter un coup d’œil par la fenêtre.


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