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Richard Palachak

Fragments de nuit, inutiles et mal écrits (saison 5 - Le Chippendale) - Fragment 10-11-12

jeudi 3 février 2022, par Blackout

Pour les livres de Richard Palachak, c’est par ici : KALACHE, VODKA MAFIA, TOKAREV, L’ESPRIT SLAVE

Photo de Simon Woolf

Saison 5 : Le Chippendale

Fragment 10

Flash...
Régis a permis l’établissement d’une tête de pont sur l’un de ses chantiers de maçonnerie. La structure de ravitaillement aménagée sur les lieux a sécurisé mon opération de couture. Mon futal à clips est opérationnel. Sauf qu’il reste un bail avant mon parachutage au Deux-Auxons. Je dois moisir plus de six heures sur place... car le moindre mouvement me ferait cramer.
Quand je fais le tour du camp, les hommes détournent le regard comme si j’étais atteint d’une maladie. Tous ont les mains plongées dans le coffrage indispensable à la construction d’une base droite, régulière et dépourvue de fuites... à côté, j’ai l’impression d’être un sacré blaireau, le roi des passoires à conneries, qui a constellé aux quatre coins de la région la fake-news d’un pervers autoaffabulé : « Monsieur Sapin. »
 Les planches de bois, ça sert à quoi ? Que je lance à Régis en faisant mine de m’intéresser.
 Ça, c’est des tasseaux qui forment un cadre dans lequel on coule le béton.
 Parce que le bois, ça résiste au béton ?
 Pas n’importe quel bois : celui-ci résiste à tout et ne coûte rien.
 Du bois qui ne se refuse pas, c’est ça ?
 Ben non... c’est juste du pin.

***

Flashback...
Arrivé aux caisses, je prends d’instinct la file qui mène au comptoir d’une bombasse de vingt piges. Une brune aux yeux verts et à la peau hâlée, l’archétype de la beauté universelle. Alors nimbé de mon aura de gigolo, je me sens pousser des ailes et la ferre d’un coup de châsse, piquant son regard dans l’hameçon d’un sourire.
 C’est pas courant, les garçons qui savent coudre...
 Et c’est plutôt bien, non ?
 Oui, je trouve... Les temps changent et certains garçons révèlent leur sensibilité. Même qu’ils deviennent couturiers, coiffeurs... parfois même chippendales.
 Y’a un rapport entre ces trois activités ?
 Ben les garçons qui en sont, ils pensent un peu comme nous, les filles. Du coup, on peut parler avec eux.
 Les garçons qui en sont ?
 Oui, ces garçons n’ont pas envie de nous baiser... alors on peut parler avec eux, et ça c’est cool. Mais les vrais hommes, ils pensent qu’à nous baiser... alors on peut pas parler avec eux. Par contre on peut baiser, et ça c’est cool aussi.
 Vous pensez que la couture m’empêche d’être un homme et de désirer une femme ?
 Allons M. Tokarev, je vous en prie... mon père m’a tout dit, vous me reconnaissez pas ? 2015, troisième C : Noémie ?
 Noémie ? Mais qu’est-ce qu’il vous a raconté, ce con ? Je suis marié, j’ai deux enfants, j’ai jamais été pédé !
 Ne jouez pas à l’homophobe grossier, Monsieur Tokarev. Je sais que vous êtes homoréservé. Promis j’dirai rien, pas plus pour le nécessaire à couture que pour le string vinyle.
 C’est pour un show de chippendale ! 100 balles pour 5 minutes de taf, ça se refuse pas ?
 Chippendale ? Ha ! Vous êtes un grand sensible, en réalité... Puis cette histoire de sapin, rrrrhooooo... j’ai du mal à vous imaginer.
 L’histoire de quoi ? Nom de Dieu, mais quelle monstruosité ! Rien que d’imaginer des types obsédés par ce sapin me fout la gerbe !
 Oh, je comprends... désolée de vous avoir brusqué... Monsieur Tokarev... enfin... je ne sais pas si je dois encore vous appeler comme ça...
 Voilà la meilleure ! Et comment voulez-vous m’appeler, Madame Tokarev ?
 Euh non... comme sur votre bon de caisse.
 Hein ?
 Ben, Sapin ? Euh, pardon... Monsieur Sapin.

Fragment 11

Flashback...
J’obtiens l’autorisation de rester jusqu’à vingt heures à condition de me tenir à l’écart du chantier. Les hommes estiment qu’on ne coule pas de dalle en présence d’une femme ou d’une « tata ». Alors je retourne auprès des gamines dans le salon pour mater la Reine des Neiges avec elles. Au moins, le voyage d’Anna, Kristoff, Olaf et Sven focalisent leur attention sur le royaume d’Arendelle et son hiver éternel, assez distant du personnage intersexué de Freakshow qui me colle à la peau.
Vers la fin du dessin animé, juste avant que Kristoff reçoive son nouveau traîneau et obtienne d’Anna le droit de l’embrasser, l’infâme Hans est arrêté et renvoyé dans son pays. C’est à ce moment-là que la femme du chauffeur de camion rentre du taf et me débusque au milieu des filles :
 Gérard ! J’peux savoir ce que fout l’un de tes ouvriers collé aux petites, à regarder « libérée délivrée » ?
 C’est Lady Gaga, je t’en ai parlé...
 Oui ben là, j’vois pas.
 L’ami de Régis, tu sais... le fameux chippendale qui devait bricoler son costume de pédale.
 Eh bien ta pédale pousse le bouchon trop loin pour moi. Dis-lui de mettre les voiles ou je fais un massacre !

***

Flashback...
En sortant du supermarché, me voilà bien emmerdé pour établir mon atelier clandestin dans un coin peinard. Je trouve enfin l’endroit parfait derrière un Mac Do, contre le grillage qui sépare la zone d’activité commerciale de la berge boisée d’une rivière.
Au bout d’une demi-heure de lutte acharnée dans la bagnole, c’est le merdier complet sur le tableau de bord. Je me noie sous des chutes de tissu, des bouts de plastoc et de la quincaillerie... quand soudain quelqu’un frappe à ma vitre :
 Police municipale. On peut savoir ce que vous fabriquez ?
 Bonjour, monsieur l’agent. C’est un déguisement pour une fête costumée à laquelle on m’a invité ce soir.
 Moi tout ce que je vois, c’est un gars suspect qui frelate un uniforme de policier sur le parking d’un Macdo, bien planqué dans son véhicule. Et vous trafiquez quoi, au juste ?
 Une ouverture déclipsable à l’entre-jambes. Écoutez, j’ai rien à cacher. On me paye 100 balles pour 5 minutes de taf, ça se refuse pas ? Un ami m’a embauché pour faire le chippendale à l’anniversaire d’une fille et j’peux pas bricoler un truc pareil chez moi... vous comprenez, ma femme me décapiterait au couteau à pain.
 Dans les faits, vous êtes un mâle adulte qui bidouille un costume d’agent pour en faire un accoutrement d’exhibitionniste sur une zone d’anniversaires pour enfants.
 Je m’appelle Kalache Tokarev et je suis un honnête professeur de collège. Voici mes papiers, vous pouvez vérifier.
 Professeur de collège, un travail de rêve quand on aime les enfants... voilà qui est intéressant... hummm... j’vois que vous êtes Slovaque ?
 Oui... m’enfin ça fait pas de moi un pédophile ?
 Non, mais le tube de vaseline bio sur votre siège passager, ça fait pas de vous un chippendale non plus.

Fragment 12

Flash...
Je vide les lieux du chantier de Régis et me cogne une heure et demie de goudron jusqu’à l’aire de Frachère, à dix kilomètres des Deux-Auxons. Claqué par la chierie de la journée, j’envisage de rouler ma viande dans le torchon du coucher de soleil, les oreillers des ballots de foin, le matelas des chaumes bronzés, l’édredon rouge de la traîne des nuées. Les gens du coin ne s’émerveillent jamais devant ces terres écrasées par les tracteurs et ces ciels colorés par la pollution, c’est vrai... mais ça vaut mieux que l’industrialisation des forêts, la monoculture des résineux, l’intensification du pin Douglas au détriment des feuillus... je divague et la sonnerie de mon smartphone me ramène à la réalité :
 Monsieur Tokarev ?
 Oui ?
 C’est le commissariat de Vesoul. Un agent demande à vous voir d’ici une heure.
 Ça peut pas attendre lundi ? Qu’est-ce que j’ai fait ?
 Il s’agit d’une convocation formelle.
 Un samedi soir à vingt-et-une heures ? Et je suis convoqué par qui ?
 Je n’ai pas connaissance de l’affaire, je ne suis qu’adjoint administratif de la Police nationale.
 La Police nationale ?
 Oui... quoi qu’il en soit, vous devez vous présenter.
 Mais pourquoi donc, à la fin ?
 Parce que vous êtes convoqué.

***

Flashback...
Le policier qui a frappé à ma vitre regagne sa moto, muni de mon costume de condé, mon nécessaire de couture, mon lubrifiant bio, mes papiers, mon bon de caisse et mon string vinyle afin de consulter sa radio cibi. Pendant ce temps, son collègue me fait passer un test d’alcoolémie, juste avant de procéder à l’examen détaillé de mon véhicule.
Au bout d’une demi-heure à trouver wallou, je me dis que ça commence à sentir bon. Sauf qu’on me ramène ma panoplie de détraqué du cul et tente à nouveau de me foutre la pression :
 Alors, tu te prends pour le Père Noël ?
 Non.
 Tu comptais pourtant bien déballer tes joujoux sous le nom de « Monsieur Sapin », n’est-ce pas ?
 J’ai sorti ce nom-là comme ça... j’peux pas me permettre de dévoiler mon emploi de chippendale en plein Cora !
 Tu vas essayer de me faire gober que ta panoplie de vicelard, on la trouve à Cora ?
 En partie, si... puis le reste au LoveStore et à Gifi.
 Tu sais pourquoi je t’ai contrôlé ?
 Parce que vous me prenez pour un gros taré, ça me semble évident.
 T’as pris l’allée du drive en sens interdit, ce qui constitue une infraction au Code de la route sanctionnée par une contravention de classe 4, avec une amende forfaitaire de 135€ et un retrait de 4 points sur ton permis.
 J’ai jamais pris cette allée !
 Dis tout de suite que j’mens, connard ! Avoue que t’aimes bien prendre et te faire prendre en sens interdit !
 Vous débloquez, c’est quoi ces insinuations ?
 Tu veux que je t’embarque au poste et te présente à notre correspondant de la presse ?
 Euh, non...
 Alors répète après moi : j’aime prendre et me faire prendre en sens interdit !
 Ça va pas ?
 J’aime prendre et me faire prendre en sens interdit ! 
 Je vais porter plainte !
 Allez, on t’embarque au poste !
 Attendez...
 Oui ?
 J’aime prendre et me faire prendre en sens interdit...

Richard Palachak


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